Une Passion du Cirque : Un Voyage à Travers l’Histoire, la Tradition et la Communication Moderne.

Par Claire Le Meur, DG de Blue Bees.

Depuis le 12 Octobre, le Cirque Medrano était de retour à Lyon, comme chaque année, pour le début de sa tournée en France, avec un nouveau spectacle d’1h45, sur le thème des « jeux de la piste ». A sa tête, un homme passionné, dont l’histoire a croisé celle du cirque, il y a plus de quarante ans : Raoul Gibault. Nous sommes allés à la rencontre de ce fascinant personnage, désormais à la tête d’un cirque qui a acquis une renommée mondiale et emploie plus de soixante personnes.

Affiche du spectacle Les jeux de la piste Medraco Blue Bees

Claire Le Meur : Le nouveau spectacle Medrano se déploie dans dix-huit villes de France, jusqu’en mai prochain. Ce n’est pas rien… Comment communique-t-on sur ce type d’événement ?

Raoul Gibault : Le cirque est très intéressant en matière de communication. Il y a une époque, par exemple, où les grands directeurs de publicité, celui d’Avenir Publicité, notamment, étaient tous passés par le cirque. C’était la grande époque de l’affichage. Je suis un grand amateur et collectionneur d’affiches.

Désormais, l’affichage n’est plus qu’un moyen de communication parmi d’autres, depuis l’arrivée des réseaux sociaux. De nombreux artistes fabuleux Capiello, Paul Colin, Kieffer se sont exprimés au travers de l’affiche. Maintenant, l’affiche sort moins en version papier. Elle est utilisée en majorité sur les réseaux.

Lorsque je crée un spectacle, je commence par partir de l’affiche, du visuel. Le metteur en scène Thierry Planès, qui travaille avec moi depuis cette année, qui est à l’origine de Mondoclowns, un festival de clowns de réputation internationale créé à Marmande, a participé à la conception du spectacle cette année. L’année prochaine, il fera complètement le spectacle.

Car dans l’histoire de Medrano, à l’origine, ce sont les clowns. Grüss était associé au cheval. L’histoire de Medrano était associée aux clowns. Je tiens à revenir à l’origine, à l’authenticité.

Il n’y a plus d’animaux mais pour le public et notamment pour le jeune public, il y a de nouveaux codes que nous sommes en train d’instaurer : le free style, le BMX, des numéros de laser, etc. Lorsque j’étais petit et que j’allais au cirque, on évaluait la grandeur d’un cirque et au nombre d’éléphants. Ce n’est plus le cas.

CLM : Lors de notre dernier échange, tu m’avais en effet expliqué que l’origine du cirque, c’étaient les chevaux.

RG : Oui, le cirque au départ est créé par des écuyers. On y intègre des acrobates. Il s’avère que le clown apparaît parce que c’est un acrobate malchanceux et maladroit qui déclenche le rire. Les clowns arrivent fin XVIIIème, peu après le début du cirque. Le premier cirque en France se présente sous la forme d’une arène en bois, extérieure, dans le quartier des Brotteaux, à Lyon.

Se produisent des spectacles équestres avec de l’acrobatie. On dit toujours que le premier clown était un tailleur qui était en train de finir d’adapter le costume à l’écuyer. Le rideau s’est ouvert, le cheval est parti. Le tailleur s’est retrouvé au milieu de la piste et a fait rire tout le monde.

CLM : C’est une légende ou cela te paraît-il probable ?…

RG : Non, je pense que c’est vrai, même si l’histoire a été un peu aménagée dans le temps. C’est comme le très beau film qui a été réalisé sur l’histoire du clown Chocolat. C’est romancé. Chocolat était d’origine cubaine. Il était esclave, récupéré par Géronimo Medrano.

En 1834, il y avait au programme du cirque le clown Foottit en première partie, qui travaillait seul. En deuxième partie, il y avait Géronimo Medrano, avec son serviteur cubain qui lui amenait ses accessoires. Il se trouve qu’il est maladroit et qu’à chaque fois qu’il amène un accessoire, il déclenche le rire. Foottit a l’idée d’en faire son partenaire. C’est ainsi que du statut d’esclave, Chocolat passe au statut d’artiste.

Clowns Blue Bees

Il marque l’histoire car quelque temps après, Oller, qui a fondé le Moulin Rouge et l’Olympia, construit un cirque Rue du Faubourg St Honoré, à Paris, « le nouveau cirque ». Ce cirque, fin XIXème, début XXème, devient la salle de spectacle préférée des Parisiens : c’est la première salle de spectacle utilisant l’électricité ! Foottit et Chocolat est le premier duo clownesque qui font les beaux jours de ce lieu. Dans le film avec Omar Sy, on a romancé l’histoire mais Chocolat reste un des premiers artistes noirs.

CLM : Venons-en à ton histoire… Comment Raoul arrive-t-il à intégrer un cirque ? Ce n’est pas une histoire commune…

RG : Cela peut se résumer en deux mots : passion et ténacité. Gamin, à 4 ans, on m’emmène voir le cirque des frères Amar, à Roubaix, dans le Nord. J’ai eu très peur des clowns mais j’étais fasciné par l’univers. A l’époque, il y avait encore des chapiteaux en coton, beaucoup plus chaleureux que les chapiteaux en plastique que l’on connaît aujourd’hui. Ça sentait l’animal, l’exotisme, la sciure.

On vit dans une société de plus en plus aseptisée et l’odeur a tendance à disparaître. Lorsque j’avais encore des animaux, les jeunes, lorsqu’ils arrivaient, disaient que ça sentait mauvais. C’étaient des odeurs auxquelles ils ne sont plus habitués. Lorsque j’étais enfant, pour moi, le tout était magique : les odeurs, le chapiteau, les éclairages. Et le côté éphémère, aussi, qui faisait partie de la magie.

Lorsque le cirque était parti, il ne restait que le cercle de sciure. Le rêve était parti. Je viens d’une région – le Nord, où il y a toujours la grisaille. Les corons, les courées. Le cirque était un rayon de soleil. Je suis tombé sous le charme de tout cela – même si j’avais peur des clowns. J’ai tout de suite su que je voulais vivre ça. Cela ne m’a jamais quitté.

En grandissant, j’allais à quatre ou cinq heures du matin voir les premiers convois arriver sur la place. Je me suis fait des amis au cirque. Ensuite, j’ai commencé à aller y passer des vacances. Je ne suis pas né au cirque mais j’ai le sentiment d’y avoir toujours vécu. J’aimais tout au cirque. Pas seulement le spectacle, qui est finalement la partie visible de l’iceberg mais aussi l’arrivée, le montage, … J’ai noué des liens et progressivement et j’ai réussi à m’intégrer dans cet univers.

CLM : Que pensaient tes parents de tout cela ?

RG : Je viens d’un milieu bourgeois… Mon père était ophtalmo, ma mère professeure d’université. Mon père, mon grand-père paternel auraient rêvé de faire du cirque. Lorsque j’avais cinq ou six ans, mon grand-père m’avait construit un cirque miniature.

Ma mère, c’était différent. Elle avait demandé à mon père d’arrêter de m’emmener au cirque.

CLM : Ça devenait dangereux !

RG : [rires] Oui ! Et il était hors de question d’avoir un saltimbanque dans la famille. J’avais de bons résultats à l’école. Je faisais juste ce qu’il fallait pour que ça passe. Je passais des heures à rêver. J’étais très littéraire. A l’époque, il fallait faire un Bac C. Ça ne se discutait même pas… J’ai eu mon Bac mais uniquement grâce aux matières littéraires.

Je lisais beaucoup de livres sur le cirque, les arts. C’est comme cela que j’en suis arrivé à connaître Medrano. Car Medrano, par son implantation parisienne à Montmartre (en 1897), à trois cents mètres du Moulin Rouge, a bénéficié de la notoriété des peintres et des écrivains – Lautrec, Picasso, Léger, qui passaient tous par là.

C’était le quartier dans lequel vivaient les artistes. Le cirque Medrano disparaît à Paris en 1963. Je nais en 1964. Je n’ai jamais connu le lieu. Je ne le connais qu’au travers d’artistes, peintres et écrivains qui vont me permettre de le découvrir.

A l’époque, les grands chapiteaux voyageurs sont ceux des frères Amar, de Pinder, et de la famille Rancy. Cette dernière famille est l’aristocratie du cirque. Ils étaient écuyers à la cour du Tsar Nicolas 1er, à Saint Pétersbourg. A cause de la guerre de Crimée en 1854, ils sont contraints de rentrer en Europe, à Lyon, avec soixante-dix ou quatre-vingts chevaux.

C’est l’époque où le cirque crée des pantomimes – un spectacle qui raconte une histoire, avant le cinéma. Il y a des chevaux, des acrobates, Napoléon et ses batailles. C’est la raison pour laquelle les affiches de cirque de la fin du XIXème ressemblent à tout sauf à des affiches de cirque.

Alcazar de Lyon

Théodore crée le cirque Rancy, en 1856, à Lyon, avenue de Saxe. Cela s’appelle l’Alcazar. C’est une salle de spectacle avec une piste équestre qui connaît tout de suite le succès. Puis l’Alcazar est rasé car est construit un cirque stable. En parallèle, il construit également un cirque stable à Genève. Il n’y a pas de caravanes. Ils vivent en appartement, comme des directeurs de théâtre.

CLM : Cela veut dire qu’ils déménagent dans des lieux différents en fonction de leurs spectacles ?

RG : Oui, ils avaient des appartements dans les villes où ils faisaient les représentations. C’était ça, le cirque, au départ. Deux phénomènes extérieurs, fin XIXème, début XXème, vont venir chambouler tout cela : l’arrivée de Buffalo Bill et de Barnum.

Phinéas Taylor Barnum monte un théâtre de phénomènes, des side-shows. Les tournées de Buffalo Bill et Barnum sont un événement. Buffalo Bill présente des Indiens et des cowboys mais aussi des éléphants. Barnum, quant à lui, amène des phénomènes de foire (nains, frères siamois, …) mais aussi des animaux étranges : girafe, hippopotame, etc.

Tout cela va dynamiser la ménagerie foraine. Par la suite, dans les campagnes où Barnum ne va pas, se créent des petites ménageries dans lesquelles il y a un lion, un loup, une hyène. Cela se passe dans les roulottes. Il n’y a pas de dressage. L’homme rentre avec une chaise dans la roulotte et le public s’exclame « Hoo, Haaa, Hooo, Haaa » [rires]. On ne connaît pas ces animaux.

Pendant ce temps, en Russie, les Durov crée un lieu où il y a un théâtre, la ménagerie et le laboratoire pour essayer de comprendre le fonctionnement des animaux.

CLM : En effet, cela change réellement la donne !

RG : Les cirques stables continuent de fonctionner mais les Rancy, par exemple, à Lyon, abandonnent leur cirque en 1904. Il faut dire également qu’entre temps, le cheval est devenu un signe de richesse et on leur impose une taxe à laquelle ils ne peuvent pas faire face.

Mais le cirque a toujours évolué en fonction des contraintes et des changements de la société. Il aura toujours un rôle à jouer au niveau humain. La communication du cirque évolue et change car ce qui était positif à une époque peut être maintenant un point négatif. Lorsqu’un cirque attire trop de monde par exemple. Cela peut faire peur aux communes.

CLM : Revenons à toi… Comment expliques-tu à tes parents, après avoir eu ton bac, que tu veux travailler dans un cirque ?

RG : Je passe mon Bac à seize ans. Je sais que je veux faire du cirque. J’ai des gens dans mon entourage, passionnés comme moi, qui ont une quarantaine ou cinquantaine d’années et chez lesquels il y a une sorte d’amertume, de regret de ne pas être allés au bout de leurs envies.

Or, s’il y a des familles de cirque, c’est le sang nouveau, les gens venus de l’extérieur qui ont permis au cirque d’évoluer. C’est la combinaison entre la perpétuation et le neuf qui a fait la richesse du cirque.

Par exemple, les frères Court ont créé le premier cirque motorisé début XXème alors que leurs parents étaient des nobles, à la tête d’une des plus grosses usines de savons de Marseille. Le cirque s’est même appelé Barnum, à une époque, car une fois Barnum rentré aux Etats-Unis, personne n’allait vérifier…

CLM : Il est certain que la communication n’était pas celle d’aujourd’hui et l’information ne se diffusait pas aussi vite…

RG : Je croyais en mon étoile et savais que je ne serais motivé que si je faisais ce que j’aimais. Puis la richesse du cirque est immense. D’ailleurs, la devise du cirque Medrano est « nous étions de tous les pays, nous étions de toutes les religions mais nous n’avions qu’une seule foi ». Chacun apporte sa pierre à l’édifice.

Je me suis dit « qu’est-ce que tu risques ? Tu pars au cirque, ça marche et tu seras l’homme le plus heureux. Ça ne marche pas ? Tu es un fils de bourgeois, au pire, tu rentres chez toi, tu reprends des études et tu rentres dans le moule. Mais au moins, tu ne seras pas frustré. »

 A ce moment-là, je suis en fac de Droit, j’ai dix-huit ans et, en habitant dans le Pas-de-Calais, j’ai une chance énorme. J’ai des amis qui m’emmènent à Amsterdam, en Angleterre, pour voir des cirques étrangers. Tous les quinze jours, je vais voir un cirque – je suis aux carrefours de l’Europe.

Cela agace profondément ma mère, qui me dit, très clairement, « les partiels sont dans deux mois donc les escapades du week-end sont terminées, maintenant, tu révises ». Je lui réponds que j’ai dix-huit ans. Et elle me dit « qu’est-ce que ça change ? Tant que tu seras sous notre toit, tu respecteras. »

Je lui dis que si c’est comme ça, je fais ma valise et je m’en vais… Elle appelle mon grand-père, qui est agrégé de philo. Celui-ci lui dit de me laisser partir et faire mon expérience. Donc ils me laissent partir et j’arrive chez des amis qui avaient un cirque et dans lequel j’allais parfois pendant le week-end.

Ils s’étonnent de me voir arriver avec ma valise alors que ce n’est pas le week-end. Je leur explique que maintenant, je viens habiter au cirque, sans vraiment savoir ce que je vais y faire. J’étais parti…

CLM : Quel était ton premier travail, au cirque ?

RG : Monteur. Je montais le chapiteau. Très vite, je me suis occupé de la publicité et de la communication. C’était très différent à l’époque. J’allais dans une cabine téléphonique avec un sac de pièces et je passais mes journées à appeler les villes pour obtenir des accords.

Très rapidement, je deviens celui qui monte la tournée. J’aide à la caisse, je participe à plein de choses, à la vie du cirque. Je suis dans une couchette que je partage avec un Marocain qui travaillait aussi à la caisse. Je n’ai pas d’argent, je n’ai rien mais je suis tellement heureux d’être enfin arrivé là…

Je me fais remarquer par Edelstein, qui rachètera ensuite tous les cirques Jean Richard et Pinder. Il me propose de m’embaucher comme avant-courrier. Cela consiste à vivre devant le cirque, une quinzaine de jours avant l’ouverture. L’avant-courrier va en préfecture, en mairie, porter les invitations. Il va voir les journalistes et les correspondants de presse. Cela ne se fait plus maintenant.

Je fais une tournée comme cela chez Pinder, qui était très enrichissante, mais vivre tout seul dans une caravane, devant le cirque, n’est pas mon idéal. Je dois négocier avec des gens pour brancher mon électricité ; je n’ai pas d’eau donc je vais prendre mes douches à la piscine. Ce n’est pas facile même si j’en garde de très bons souvenirs. J’apprends le métier, c’est très mal payé.

Au bout d’un an, je vais voir Edelstein et lui explique que j’aimerais passer à autre chose. Il ne veut pas me proposer un autre poste donc je décide d’arrêter. Et il était hors de question de retourner chez moi.

CLM : Tu ne voulais pas que s’accomplisse la prophétie annoncée [rires]…

RG : C’est cela ! Par l’intermédiaire d’un ami, je rencontre l’organisation Charles Michaelis, qui organisait toutes les tournées d’Holiday on Ice. On me propose de participer à l’organisation des six tournées. Cela m’intéressait parce j’avais déjà en tête l’idée de monter un cirque.

Or un cirque, c’est une équipe : c’est une entreprise qui comprend à la fois transport, montage et démontage, publicité et spectacle. Je n’arriverais pas à tout faire seul du jour au lendemain. Il me faudrait des années pour constituer une équipe et m’entourer des bons éléments.

Cela m’intéressait d’observer le modèle économique d’Holiday on Ice qui se produisait dans des salles. Je m’occupais de l’accueil presse, de la billetterie, des réservations, du planning. C’était encore une billetterie manuelle où l’on cochait les places sur un plan. J’étais logé à l’hôtel. J’étais le bras droit de Jean-Yves Gérard.

Nous arrivions dans les villes trois semaines avant le spectacle. En trois mois, je fais trois villes : Valence, Lyon, Grenoble – dans les palais des sports. C’était une organisation américaine mais j’étais embauché par la société française. Le règlement était très strict : je n’avais pas le droit d’avoir le moindre contact avec les artistes.

Au bout de trois mois, je suis convoqué au bureau de Paris et l’on m’annonce qu’est préparé pour moi un contrat d’une année. Je leur dis que je n’ai pas l’intention de continuer. Douche froide… Le fonctionnement m’intéressait (logistique, organisation, fonctionnement des salles…) mais ce n’était pas du cirque.

Là, j’ai trois entretiens : Le premier avec Alexis Grüss, cirque national. Ça n’accroche pas du tout. Le second avec le Puits aux images, chez Christian Taguet. C’est cool mais un peu trop cool [rires]. Il n’y a pas de tournées, seulement trois spectacles. Et je rencontre Annie Fratellini. C’est un peu le bazar – elle a oublié que nous avions rendez-vous. Nous sommes en 1984 ou 1985.

CLM : Où est situé le cirque d’Annie Fratellini à l’époque ?

RG : A la Villette. Elle avait deux choses : son école et un cirque qui tournait avec ses jeunes pendant six mois, accueillis dans des programmations culturelles. Mais elle a du mal avec ce cirque. Elle a beaucoup de talent mais ce n’est pas une gestionnaire.

Elle me propose d’organiser les tournées, de préparer l’arrivée dans les villes. C’est super. C’est un petit cirque mais qui a réellement une âme. Elle sait mettre les bonnes personnes au bon endroit en fonction de leurs compétences. Je passe deux saisons exceptionnelles.

En parallèle, depuis 1982, nous avons la chance d’avoir le ministre de la Culture, Jack Lang, qui redonne ses lettres de noblesse au cirque – à la bande dessinée, aussi. Il y a trois axes dans sa politique culturelle : le cirque national (confié à Alexis Grüss par l’intermédiaire de Sylvia Montfort), la création à Châlons sur Marne du Centre National des Arts du Cirque, la STEP qui est une structure qui doit gérer le restant des cirques, dont la présidence est confiée au député-maire de Valence – Rodolphe Fraysse.

Il organise un colloque, en 1982, où le cirque Rancy, dans lequel je travaille à l’époque, est invité. Cela me donne l’occasion de rencontrer Jérôme Medrano, qui a quitté le cirque de Montmartre en 1963. Le bail était venu à échéance et il n’avait pas les moyens de racheter le lieu. Il était devenu locataire de son concurrent Bouglione, qui avait déjà racheté le Cirque d’Hiver. Il était parti à Monaco où le Prince Régnier lui avait confié la direction artistique de la Société des Bains de Mer.

Les relations avec la principauté sont tendues car Medrano a une forte personnalité. C’était un génie et il a toujours eu des idées incroyables jusqu’à sa mort en 1998. Il a été le premier à installer de l’électricité dans un cirque, le premier à mettre de la couleur sur les projecteurs, etc. Pour moi, il est comparable à Jérôme Savary. Il était capable de prendre des risques démesurés pour monter un spectacle.

CLM : Cela suppose tout de même une petite part de folie un peu caractérielle…

RG : Oui, c’étaient des personnages caractériels mais réellement des visionnaires. Lorsque je rencontre Jérôme Medrano, il est dans ses rêves. Il avait une vision avec un cirque à cinq mille places. Moi, je veux repartir de zéro.

Mon rêve était de produire un spectacle dans des théâtres à l’italienne où il y a tout le décorum, l’ambiance. En ayant travaillé avec Fratellini dans des structures culturelles, je me suis rendu compte qu’il y avait des gens qui venaient au cirque mais qui ne viendraient jamais dans des espaces culturels.

En 1987, j’ai donc l’ambition de monter du cirque en salle, de préférence dans des lieux où il y a une âme. J’arrive à séduire des directeurs de salle en leur expliquant que cela peut permettre à des publics différents de découvrir ou redécouvrir le cirque.

La première tournée, je la fais seul. J’ai la chance de récolter un peu d’argent par deux biais : d’une part grâce à la Fondation Jacques Douce, fondateur d’Havas, qui finançait des projets novateurs et ambitieux – dont je suis lauréat.

C’est ainsi qu’Avenir m’offre une campagne publicitaire d’une année, Air Inter m’offre une année de billets me permettant de faire mes voyages et de préparer ma tournée. Je fais mes trois premières tournées comme ça.

CLM : Comment s’appelle ton premier spectacle ?

RG : Au début, Medrano ne voulait pas qu’il y ait son nom car ce n’était pas du cirque traditionnel. J’arrive à le convaincre en lui proposant l’idée de ne pas appeler cela le Cirque Medrano mais « Medrano, comme le cirque ». Il rit, me dit que je suis un sacré bonhomme et accepte.

Au bout de trois ans, un problème se pose : il faut renouveler les programmations culturelles, ce qui n’est pas le cas au cirque. Au cirque, il y a une tradition et le cirque revient. Je me vois contraint de me tourner vers des salles différentes.

Ma chance, c’est que c’est l’époque où on commence à ouvrir des Zénith – que je n’aime pas parce que ce sont des salles polyvalentes.

CLM : Des salles où on peut tout faire donc ne rien faire…

RG : Exactement. Sauf que c’est une opportunité. On remplit les salles. Cela nous permet de choisir nos dates, de revenir chaque année à la même époque mais, artistiquement, j’ai beau essayer d’adapter mes spectacles, il n’y a pas la même ambiance.

En 1996, maintenant que j’ai constitué une équipe, que j’ai de l’expérience, je poursuis l’aventure sous chapiteau. D’un contrat d’une année, Jérôme me signe un contrat de cinq ans. Désormais, c’est moi qui continue de porter le nom de Medrano. Tout en sachant que je commence à préparer la suite. Je veux que cela puisse se perpétuer et durer.

CLM : Comment gères-tu la communication du nouveau spectacle qui vient d’arriver à Lyon ? Utilises-tu toujours des affiches ? Communiques-tu sur les réseaux sociaux ?

RG : Nous utilisons beaucoup les réseaux sociaux.

CLM : Et Medrano compte combien de personnes en tout – artistes, technique et administratifs compris ?

RG : environ soixante personnes. J’ai eu jusqu’à 450 salariés, en 2014. J’avais sept chapiteaux qui tournaient, 290 véhicules. On avoisinait un million de spectateurs par an. C’était une énorme machine.

En 2015, lorsqu’il y a eu les attentats, j’avais un chapiteau à Lyon et tous mes autres chapiteaux qui allaient démarrer leur tournée, j’ai eu un appel de la préfecture pour me dire qu’il n’était pas sûr que mes cirques puissent ouvrir. J’ai pris peur…

Je me suis rendu compte que c’était un géant aux pieds d’argile. L’édifice tenait sur peu de choses. Heureusement que j’ai eu cette prise de conscience car on a enchaîné sur les gilets jaunes, la Covid, la fin des animaux…

J’ai doucement commencé à faire atterrir le Boeing – sachant que la descente était presque plus périlleuse que la montée et je voulais accomplir cela sans à-coups. Aujourd’hui, je n’ai plus qu’un spectacle qui tourne. Il y a un deuxième cirque au mois de décembre qui reprend le spectacle de l’année d’avant. De 250 villes par an, je suis passé à 25/26 villes. Nous allons continuer cette diminution. Aussi parce que l’itinérance est devenue une part trop importante du budget, trop coûteuse.

On a, comme dans la restauration, aussi un problème de personnel, comme dans toutes les professions, qui ne veut plus travailler le week-end. Le modèle économique est en perpétuelle évolution. On reviendra peut-être à un cirque semi-fixe.

CLM : Justement, comment vois-tu l’avenir du cirque ?

RG : Avant les grands cirques allaient dans les villes proches de Lyon comme Vienne par exemple, maintenant, ce ne sont plus que les petits cirques de famille, avec les animaux, qui se déplacent.

CLM : Comment ont-ils encore le droit d’avoir des animaux ?

RG : Parce que l’arrêté officiel ne rend obligatoire la suppression des animaux, dans les cirques, qu’en 2027. Nous avons préféré anticiper la question. Puis nous souhaitons être partenaires des villes sur le long terme, je ne veux pas me trouver dans une situation conflictuelle.

CLM : Jusqu’à quand se produit ton nouveau spectacle ? Et combien de personnes accueillez-vous en moyenne, par représentation ?

RG : Le cirque se produit à Lyon jusqu’au 24 novembre. Ce week-end, nous avons fait 3 séances complètes le samedi – nous avons 1447 places. Donc nous avons donc accueilli 4200 personnes. 3000 personnes le dimanche. Donc plus de 7 000 personnes sont venues voir le spectacle lors du premier week-end. Nous avons des soirées réservées, des centres de loisirs, également.

Cirque Medrano AcrobateCLM : Avec une entreprise de cette envergure, ce n’est plus une histoire de « saltimbanques » avec gitans et roulotte…

RG : Non, c’est tout le problème de l’image du cirque. Nous sommes une entreprise comme une autre. Nous payons de l’URSSAF, des impôts – ce qui est normal. Nous sommes un peu dans une phase de retour en arrière comme dans les années 80. Je suis convaincu que la donne va s’inverser à partir de 2030. Les gens vont redécouvrir le cirque.

Il faut dire aussi que les grosses structures comme nous ont tourné la page et anticipé mais il y a aussi les cirques de famille qui montent de force, avec des animaux et ne donnent pas forcément une image positive du cirque. Mais on ne peut pas leur en vouloir parce que c’est le système qui rend les choses comme ça.

J’ai fait partie des gens qui ont été reçus à l’Élysée en 2021 pour échanger sur le sujet du cirque et la question des animaux. Il y avait des choses à sacrifier pour répondre aux questions écologiques. S’agissant des animaux au cirque, il y a eu du cirque avant les animaux sauvages. C’est Barnum qui a propulsé le cirque ménagerie mais ce n’est qu’une phase du cirque.

Et c’est une évolution de vie, également. Car il faut bien se rendre compte qu’un dresseur, par exemple, vivait H24 à côté de ses fauves. Il n’y a pas de vacances. C’est une passion qui est aussi un sacerdoce. La nouvelle génération n’a plus les mêmes envies.

Il y a aussi la question des troupes. On est dans une société où l’individualisme s’est développé. C’est un mode de vie et un fonctionnement qui évoluent et n’a pas forcément un avenir dans l’immédiat. Le cirque va se réinventer.

CLM : Les animaux étaient heureux à ton avis, dans les cirques ?

RG : Pour moi, ils étaient heureux. Je suis contre le fait de prélever un animal dans son milieu naturel car c’est un choc psychologique. Je n’ai pas connu cette époque du début du XXème. Mais un animal qui vit en captivité, avec l’humain, c’est différent.

En Thaïlande, par exemple, l’éléphant d’Asie est un animal utilisé depuis toujours pour le transport et l’agriculture – comme le cheval en Europe. Tout n’est pas parfait, comme dans toutes les professions, mais j’ai connu de très belles histoires d’hommes avec les animaux.

Je savais qu’il y aurait, dans mon cirque, de moins en moins de gens pour s’occuper des animaux. En France, en captivité dans les petits cirques, il y a 600 à 700 félins, qui vont partout, y compris dans les banlieues difficiles.

En 2027, il y aura 120- 150 places pour accueillir les félins dans des refuges. Pour les animaux restants, l’euthanasie est envisagée…

J’avais la responsabilité de 177 animaux en 2022. J’étais le dernier à avoir des éléphants en France et j’étais dans le collimateur. J’ai tout géré pour que les animaux se retrouvent dans de bonnes conditions de vie. Les zèbres sont partis en Allemagne ; les lamas, les zébus ont été facilement placés dans des fermes pédagogiques. Mes éléphants sont partis en Angleterre, chez des moines bouddhistes, dans un sanctuaire hindou.

Ce n’est pas simple les éléphants car ce sont eux qui acceptent ou non la personne qui va s’occuper d’eux. Ils nous suivaient comme des chiens… Les moines sont venus à plusieurs reprises pendant quinze jours pour s’assurer que les éléphants les acceptaient.

CLM : C’est étonnant, l’Angleterre… Le climat fonctionne pour des éléphants ? Il ne fait pas trop froid ?

RG : Non ! Contrairement à ce qu’on pense, en Asie, dans la forêt, la nuit, il fait froid. Les éléphants d’Asie ne craignent pas le froid. En revanche, ils seront mal s’il n’y a pas assez d’humidité. Donc le climat anglais convient. Mes éléphants sont partis en retraite là-bas : ils avaient au moins 67 ans…

J’avais aussi 24 tigres, dont un de mes jeunes, passionné, s’est occupé pendant la Covid – j’avais eu des propositions pour les vendre à Dubaï, que j’ai évidemment refusées car j’ai la passion des animaux. Il avait trouvé, quelques années plus tôt, une famille dans le sud-ouest qui avait un bois avec une grotte qu’ils ouvraient aux touristes, avec des animaux de ferme.

On lui avait proposé de venir faire des animations pédagogiques, l’été, pour présenter la vie de ces animaux. Il avait passé deux étés avec eux, qui s’étaient très bien passés. Lorsque j’ai décidé de me séparer des animaux, je lui ai proposé de reprendre les tigres et de trouver une activité sédentaire où il pourrait continuer de s’occuper de fauves.

Il est toujours possible d’avoir une activité sédentaire avec des animaux – grâce à Philippe De Villiers qui est monté au créneau pour qu’il soit autorisé d’avoir des animaux captifs en lieu fixe. Il a contacté ces amis et est parti là-bas, avec les tigres. Les locaux ont été validés par le ministère de l’écologie, ainsi que sa capacité professionnelle à avoir ces animaux. Les tigres vont bien.

CLM : J’ai une dernière question… Que pensent tes parents, qui te voyaient comme un saltimbanque, du chef d’entreprise que tu es devenu ?

RG : Mon père est décédé. Je crois tout de même qu’il était content, même s’il n’osait pas trop l’afficher. Il était fier. Ma mère a 87 ans. J’ai de bonnes relations avec elle maintenant. Mais à côté de mon frère qui a fait Sciences Po, cela lui semble moins prestigieux…

Même si j’ai réalisé jusqu’à 15 millions par an de chiffres d’affaires en 2014 et que je réalise toujours 3 à 4 millions par an, à la suite de mon souhait de réduire la taille de mon entreprise.

Maintenant, je me concentre sur la suite car j’ai envie que ce cirque continue après moi. Il y aura toujours besoin du cirque et de la relation directe avec les gens, au-delà de tout le virtuel… Je suis optimiste !

Nous jouons un rôle social. C’est pour cette raison que nous sommes en train de travailler notre prochain spectacle – et son affiche, bien sûr, autour de l’amour.

CLM : Envisages-tu de prendre ta retraite ?

RG : Non ! Non car je ne suis rien sans cela…

CLM : Comme tous les artistes de cirque, tu mourras sur la piste ?

RG : Pas sur la piste mais pas loin de la piste… Je pense que mon ami moldave, avec lequel je travaille depuis quinze ans, prendra la suite. Il est passionné, comme moi.

Raoul Gibault Medrano Blue Bees cirque

J’ai attaqué ma phase de transmission mais je n’envisage pas de retraite. J’aime trop ce que je fais. J’ai un rêve, aussi : j’ai certainement une des plus grosses collections d’affiches sur le cirque, que j’aimerais pouvoir présenter un jour…

Les Bees adressent tous leurs vœux de succès à l’équipe du cirque Medrano et à son nouveau spectacle !
Un immense MERCI à Raoul Gibault pour le temps consacré au récit de cette extraordinaire aventure.